L’ile aux enfants

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"Le déracinement pour l'être humain est une frustration qui, d'une manière ou d'une autre, atrophie la clarté de son âme." – Pablo Neruda

Lorsque j’ai lu la 4e de couverture de « L’ile aux enfants » d’Ariane Bois, je pensais qu’il s’agissait d’une fiction. Puis les dernières lignes m’ont fait comprendre que non ! Cette histoire qui soulevait en moi beaucoup d’émotions avait été vécue par des enfants durant deux décennies.

J’ai alors dévoré ce roman basé sur ceux que l’on a nommés « Les enfants de la Creuse ». Puis il m’a fallu en savoir plus. Je me suis alors vite confrontée à un pan tabou de notre histoire récente. De celle dont on ne parle pas dans les manuels d’histoire et à peine évoquée par les médias jusqu’à il y a peu.

Si vous n’avez jamais entendu parler de cette affaire, voici le contexte

1962, l’ile de la Réunion connait une pauvreté et une démographie explosives tandis que certaines régions rurales en métropole subissent un exode croissant. Jean Barthe, directeur de la DDASS de la Réunion depuis 1961 avant d’être nommé au même poste en Creuse en 1965, organise alors le transfert de mineurs réunionnais vers la métropole. L’idée n’est pas nouvelle, d’autres états européens ont fait de même du temps des colonies. On parle de plus de 2.000 enfants entre 1963 et 1982, un chiffre encore flou  … comme une grande partie de cette histoire.
Il faudra attendre plus de 10 ans pour qu’en 1975 la voix de médecins s’élève contre ce que certains osent nommer avec courage « une déportation ». A la clé bien sûr des conséquences désastreuses facilement prévisibles pour ces enfants créoles : d’importants troubles psychiques !
Si on les nomme aujourd’hui « les enfants de la Creuse », il est bon de rappeler qu’en réalité 83 départements français ont accueilli ces mineurs dont 10% d’entre eux en Creuse.

Des enfants à qui on a volé une partie de leur enfance, de leur identité … pour quelques-uns la « greffe humaine » a pris, pour d’autres la plaie, celle de l’exil, ne s’est jamais refermée.

Au fond de moi, je ne peux m’empêcher de penser que s’il avait été question d’enfants bretons, auvergnats envoyés à la Réunion, tout cela aurait choqué l’opinion publique. La métropole s’est servie sans vergogne !

Transplantés, déportés, exilés, déracinés

Les témoignages de certains montrent une réalité loin du rêve d’un avenir meilleur notamment grâce à ce qui était « vendu » officiellement : une chance d’être scolarisé, voilà l’argument pour défendre cette idée à l’époque.

Dans les faits, il y a eu de tout et il est difficile d’y voir clair. Mais certains en âge d’être apprentis ont été utilisés comme main d’œuvre corvéable à merci notamment dans les exploitations agricoles, avec des conditions de vie inhumaines : battus, sous-alimentés, logés dans des étables. Certes, nous sommes dans les années 60, 70, et il n’est pas rare qu’en métropole certains enfants de l’assistance publique ou enfants naturels travaillent aussi déjà pour leurs parents dans des conditions extrêmes qui nous révolteraient aujourd’hui. Mais pour avoir un tableau d’ensemble, il nous faut ajouter : un déracinement à presque 10.000 kms de leur terre natale, une stigmatisation en raison de la couleur de peau (la Réunion est une terre de métissage par excellence), une interdiction de parler créole tout en devant apprendre, comprendre des patois locaux. Sans oublier : le choc climatique pour ces enfants qui arrivaient en tongs et short au milieu de l’hiver en métropole. Mais le pire de tout : sans aucune explication, sans savoir si votre ile et votre fratrie vous seraient rendues un jour, sans comprendre si vous aviez été abandonné par vos parents … le silence total, un voile posé sur le passé et sur le futur !

"Vous avez été effacé de la matrice"

Quand les minces dossiers de ces enfants ont été exhumés, le plus frappant c’est ce qu’ils contiennent : rien ou presque ! Parfois un simple document signé d’une empreinte de doigt par des parents illettrés à qui des assistantes sociales ont vendu un séjour en France pour leurs enfants. Rien que le terme de « séjour » pose question : comprenez-vous que plus jamais votre enfant ne reviendra sur l’ile ? Car oui certains de ces enfants étaient orphelins, mais pas tous, loin de là. Certains avaient encore père, mère, frères et sœurs. Parfois plusieurs enfants d’une même fratrie étaient envoyés en métropole en même temps, mais généralement séparés dans des familles d’accueil différentes une fois sur le sol métropolitain. Là ils gagnaient alors cette fois le statut d’orphelin et donc à la clé une possibilité d’adoption. Certains ont eu droit en plus à un changement de nom, de prénom ! L’administration française n’a pas eu d’état d’âme à user de faux actes de naissance … des enfants fantômes perdant toute trace et lien avec leur passé.

Des nourrissons aux adolescents, aucun âge n’a été épargné ! 50% d’entre eux avaient entre 6 et 15 ans : l’âge délicat où l’on se construit. Oubliez le principe même des « droits de l’enfant ».

Un sujet encore tabou sur l'ile

Alors quand certains ont eu accès (soit par leur famille adoptive ou d’autres moyens) à leur histoire parfois tardivement et ont souhaité retrouver leur famille biologique, n’allez pas croire que tous ont vu les portes de la DDASS ou des Réunionnais s’ouvrir en grand devant eux.

Ce fut même parfois tout l’inverse. Ce sujet reste tabou à la Réunion. Il semble flotter tout autour un sentiment de culpabilité, celui de s’être fait berner ! Un peu comme lorsqu’un escroc sévit avec une arnaque si énorme que les victimes n’osent même pas porter plainte, car cela revient à dire qu’elles sont tombées dans ce piège.

 
C’est alors une nouvelle douleur à l’âge adulte pour ces exilés.

Alors même si connaitre le passé ne peut le changer, je suis intimement convaincue qu’il peut à minima alimenter nos réflexions et nos décisions pour l’avenir !

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