Stefan Zweig, ce nom m’était inconnu jusqu’à il y a encore quelque temps … oui je sais, mea culpa ! Heureusement, il n’est jamais trop tard pour combler ses lacunes. Et comme souvent, le timing parfait de l’Univers ou hasard –appelez-le comme vous voulez– a fait en sorte que ses ouvrages prennent place sur ma table de chevet dans la foulée !
D’abord « Marie-Antoinette », un gros volume écrit par cet Autrichien et entièrement dédié à cette descendante de la maison des Habsbourg d’Autriche. La vision offerte par Stefan Zweig, de l’histoire de cette femme au destin aussi extraordinaire que tragique, est bien plus profonde que toutes celles que j’avais pu entendre depuis l’enfance et le bicentenaire de la Révolution en 1989. L’auteur nous en délivre toutes les clés, de son enfance insouciante à sa décapitation. Le style, le rythme et surtout le réel travail d’enquête en amont (comme pour chaque biographie léguée par Zweig) m’ont conquise.
J’étais prête alors pour enchaîner sans transition avec « Le Monde d’hier : souvenirs d’un Européen » et là … la claque !
Entre œuvre autobiographique et plongée au cœur de l’Histoire avec un grand H, je me suis laissée emporter au fil des pages en tremblant parfois de peur (car lire ce volume en 2023 offre une autre perspective qu’à sa parution en 1943). Postée à son éditeur la veille du suicide de l’auteur en 1942, cette œuvre prend toute sa dimension de livre testament. Et pourtant sa pudeur n’a d’égale que son humilité quand on perçoit toute la richesse des personnalités et des événements qu’il a eu l’opportunité de côtoyer. On part de la fin du 19e s., le siècle confortable empreint de sécurité de ses parents pour cheminer jusqu’à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale et son exil dont il n’est jamais revenu (quel dommage qu’il n’ait pu voir la fin du conflit).
Pour saisir toute les facettes et la profondeur de cet homme dont la vision et les mots ont su me toucher, il est indispensable de remonter le fil du temps. Stefan Zweig est né en 1881 à Vienne -alors capitale artistique de l’Europe- au cœur d’une famille aisée juive non pratiquante. Amoureux de littérature, il lui a dédié sa vie avec une passion jamais altérée. Européen avant l’heure, ce polyglotte voyagera avec frénésie pendant des décennies : Italie, Belgique, Allemagne, Italie, États-Unis, Argentine, Brésil, Angleterre et bien sûr la France qu’il considérait comme sa seconde patrie. C’est ainsi qu’il se lie avec de nombreux artistes déjà au sommet ou alors étoiles montantes : Paul-Valery, Romain Rolland, Rodin, Salvatore Dali, Sigmund Freud (qu’il retrouvera en exil en Angleterre juste avant la capitulation de Chamberlain face à Hitler).
Un « citoyen du monde » et un pacifiste, dont je retiens avant tout le besoin vital de placer au-dessus de tout, la liberté individuelle !
Douloureuse ironie, cet auteur parmi les plus traduits déjà de son vivant a fini apatride et son œuvre fut l’une des premières victimes des autodafés nazis en Allemagne dès 1933.
Pour être totalement honnête avec vous, ce qui m’a troublé, c’est qu’en tournant les pages de son livre écrit en pleine 2e guerre mondiale, j’avais la sensation qu’il décrivait ce que je vois, ressens … aujourd’hui.
Qu’avons-nous retenu [ou non] des 2 guerres ? Sans le savoir, Stefan Zweig nous délivre quelques clés !!!
Si vous ne l’avez pas encore lu, je ne vais pas vous spoiler plus cette pépite, mais juste vous laisser entrevoir sa richesse, en vous partageant quelques extraits choisis. Ce sont ceux d’une femme qui a aussi fait le choix de quitter le pays* qui l’a vu naître pour préserver autant que possible ce qui ne s’achète pas : sa LIBERTÉ !
Belle lecture 💛
Epilogue : Pour la petite histoire, le hasard [encore lui] a fait que le prochain livre sur ma pile de livres fut « La femme qui en savait trop » de Marie Benedict dont l’histoire commence justement à Vienne en 1933 😉 Ou la vie romancée d’Hedwig Eva Maria Kiesler, juive émigrée aux États-Unis, devenue là-bas Hedy Lamarr, icone du cinéma. Mais elle est bien plus: détentrice de brevets et l’une des personnalités à l’origine du développement de la très chic station de ski d’Aspen au Colorado dans les années 50 (qui lui rappelait les paysages autrichiens de son enfance), de tout cela l’histoire n’a retenu que sa beauté …
*de manière bien confortable comparée à l’exil forcé de millions de personnes à différentes périodes de l’Histoire
Extraits choisis (Edition « Le livre de Poche » de 2002 … disponible d’occasion)
P 113 – Au sujet de sa jeunesse (fin XIXème, tout début XXème s.) :
« Une existence cosmopolite nous était possible, le monde entier nous était ouvert. Nous pouvions voyager sans passeport ni visa partout où il nous plaisait, personne n’examinait nos opinions, notre origine, notre race ou notre religion. Nous avions de fait -je ne le nie pas- infiniment plus de liberté individuelle, et nous l’avons pas seulement aimée, nous l’avons utilisée. Mais comme Friedrich Hebbel le disait un jour fort joliment : « Tantôt nous manque le vin, tantôt la coupe. » Rarement l’un et l’autre sont accordés à la même génération. Si les mœurs laissent à l’homme quelque liberté, c’est l’Etat qui le contraint. Si l’Etat ne l’opprime pas, ce sont les mœurs qui tentent de le modeler. »
Pour la suite, toute vraisemblance avec des événements actuels serait fortuite 😉
P 365 – Montée latente du fascisme en Europe :
« Mais déjà étaient forts dans le pays les groupes qui savaient qu’ils ne se rendraient populaires qu’en répétant sans cesse au peuple vaincu qu’il n’était pas vaincu du tout et que négocier et céder quoi que ce fût, c’était trahir la nation. Déjà les sociétés secrètes -fort mêlées d’homosexuels- étaient plus puissantes que ne le soupçonnaient les chefs de la République, qui selon leur conception de la liberté, laissaient faire tous ceux qui voulaient supprimer pour toujours toute liberté en Allemagne. »
P 394- Voyage en tant qu’invité en Russie en 1928 pour le 100ème anniversaire de la naissance de Tolstoï :
« Je dois reconnaitre qu’en bien des moments, en Russie, je fus moi-même près de devenir lyrique et de me laisser emporter par l’enthousiasme général.
Si je ne fus pas victime de cette ivresse magique, je ne le dois pas tant à ma propre force intérieure qu’à un inconnu dont j’ignore et ignorerai toujours le nom. […] Ce n’est que lorsque j’eus refermé derrière moi la porte de ma chambre d’hôtel que je me trouvai réellement seul, seul en somme pour la première fois depuis douze jours, car toujours on était accompagné, toujours on était protégé, porté par de chaudes vagues. Je me mis à me déshabiller et enlevai mon habit. Je perçus alors un froissement […]
C’était une lettre. Une lettre en français […] qu’on avait dû glisser adroitement dans ma poche tandis que tous ces étudiants se pressaient autour de moi et m’embrassaient.
C’était une lettre sans signature, une lettre très sage, humaine, non pas d’un « Blanc », à la vérité, mais cependant pleine d’amertume contre la limitation toujours croissante de la liberté au cours des dernières années. « Ne croyez pas tout ce qu’on vous dit, m’écrivait cet inconnu. N’oubliez pas, avec tout ce qu’on vous montre, qu’il y a bien des choses qu’on ne vous montre pas. Souvenez-vous que les personnes qui parlent avec vous ne vous disent pas, la plupart du temps, ce qu’elles veulent vous dire, mais seulement ce qu’il leur est permis de vous dire. Nous sommes tous surveillés et vous ne l’êtes pas moins. Votre interprète rapporte chacun de vos propos. On écoute vos conversations téléphoniques, chacun de vos pas est contrôlé. » Il me citait toute une série d’exemples et de particularités que je n’étais pas en mesure de vérifier. Mais je brûlai la lettre conformément à ses instructions –« ne vous bornez pas à la déchirer, car on en retirerait les morceaux de votre corbeille à papier, et on les assemblerait »- et je me mis pour la première fois à réfléchir à tout cela. N’est-ce pas un fait qu’au milieu de cette loyale cordialité, de cette merveilleuse camaraderie, je n’avais jamais eu une seule occasion de parler sans contrainte avec quiconque entre quatre yeux ? »
P 425-Arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne :
« Comme je m’efforce ici de demeurer aussi sincère que possible, je dois avouer que nous tous, en Allemagne et en Autriche, n’avons jamais jugé possible, en 1933, et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. […] Dès après l’incendie du Reichstag, je dis à mon éditeur que c’en serait bientôt fait de mes livres en Allemagne. Je n’oublierai jamais son ébahissement. « Qui pourrait bien interdire vos livres ? » me dit-il alors, en 1933, encore tout étonné. « Vous n’avez jamais écrit un mot contre l’Allemagne et ne vous êtes jamais mêlé de politique. » On le voit : toutes les monstruosités telles que les bûchers de livres ou les fêtes du pilori, qui devaient déjà être des réalités quelques mois plus tard, étaient encore tout à fait au-delà du concevable, même pour des gens prévoyants, un mois après la prise du pouvoir par Hitler.»
P 469-Automne 1937 :
« J’avais lu et écrit trop d’ouvrages historiques pour ne pas savoir que la grande masse roule toujours immédiatement du côté où se trouve le centre de gravité de la puissance du moment. Je savais que ces voix qui criaient aujourd’hui « Heil Schuschnigg ! » hurleraient demain « Heil Hitler ! ». Mais tous ceux avec qui je parlai à Vienne montraient une sincère insouciance. Ils s’invitaient mutuellement en smoking et en frac à des soirées sans se douter qu’ils porteraient bientôt la tenue des détenus des camps de concentration, ils prenaient d’assaut les magasins pour les achats de Noël destinés à leurs belles maisons sans se douter que peu de mois après on les leur prendrait et les pillerait. […] Mais peut-être après tout étaient-ils plus sages que moi, tous mes amis de Vienne, car ils ne souffrirent tous les maux que quand ils fondirent réellement sur eux, tandis que moi, j’ai souffert par avance de mon malheur en imagination, puis une seconde fois en réalité. »